Au milieu du 20e siècle, les deux grandes puissances mondiales de l’époque, les États-Unis et l’Union soviétique, regardaient le ciel avec une obsession : savoir qui dirigerait la conquête spatiale. C’était l’époque de la Guerre froide. Pour ces deux États, il était essentiel, de démontrer au monde qui était le plus puissant et le plus à la pointe de la technologie. Et cela passait par la suprématie militaire.
Toutefois, malgré une technologie moins avancée, l’Union soviétique prit la tête. Elle mit en orbite le premier satellite artificiel, le Spoutnik (1957), et envoya Youri Gagarine dans l’espace (1961) avant que son éternel rival ne puisse relever des défis similaires. Comment est-ce possible ?
Aujourd’hui encore, plus de soixante ans plus tard, les navettes Soyouz qui rallient la station spatiale internationale sont propulsées par une fusée dérivée du R-7.
Comme pour nombre d’autres progrès scientifiques, parfois une erreur donne lieu à une avancée plus importante que cent réussites. Voilà ce qui s’est produit.
À la fin des années 1940, Sergueï Korolev (1) dirige l’Institut NII-88, qui se consacre à la conception de missiles à longue portée. Ses premières créations se basent sur le missile allemand V-2, dont la technologie avait été récupérée par les deux puissances à la fin de la guerre mondiale. Avec la production de leur premier missile propre, appelé R-1 (2), les Soviétiques obtiennent des résultats similaires à ceux des Allemands auparavant. Le R-2 possède une capacité deux fois plus importante que le modèle précédent, atteignant les 600 km. La conception du R-3, dont l’objectif est d’atteindre les 3000 km, est annulée car ils n’arrivent pas à obtenir un moteur suffisamment puissant. Il est remplacé par le R-5, plus petit, mais qui utilise des concepts nouveaux, présente une portée de 1200 km et peut embarquer une charge utile de 1,4 t.
À ce moment (novembre 1953), les plus hautes instances soviétiques décident que le développement d’un missile balistique intercontinental (ICBM) doit faire partie des priorités stratégiques nationales. Celui-ci devrait pouvoir transporter une charge nucléaire et atteindre les États-Unis depuis le territoire soviétique. Les exigences relatives au transport de cette bombe devaient être déterminées par les responsables du développement nucléaire de l’Union soviétique.
Cette commande est passée à Andreï Sakharov (3), à qui il est demandé de spécifier la charge nucléaire que le nouveau missile devrait être capable de transporter. Autrement dit, il doit prévoir combien pèsera la bombe nucléaire soviétique qui n’est pas encore conçue.
En 1953, Andreï Sakharov n’a pas une idée très précise à ce propos. Ses travaux sur la bombe à fusion suivent deux lignes reposant sur des concepts très différents : le modèle « Sloyka » qui consiste à alterner des couches de combustibles de fusion et de fission, d’une part, et le modèle « Teller-Ulam », une bombe à fusion à étages, de l’autre. Avec le temps, ce deuxième modèle se révélera beaucoup plus efficace, car il possède une force destructrice considérablement plus importante pour un poids inférieur. Mais l’éminent scientifique soviétique ne le sait pas encore.
Pour parer à toute éventualité, puisque qu’il est encore en phase de développement, Andreï Sakharov choisit d’extrapoler les résultats dans le rapport qu’il rédige pour les autorités. Il réalise des calculs en fonction du modèle Sloyka, beaucoup plus lourd (et inefficace). Le résultat requiert une charge de 5,5 t.
Le temps prouvera qu’il s’agissait d’une erreur puisque, finalement, le choix se portera sur le concept Teller-Ulam qui aurait requis une charge équivalente de 1 à 3 t.
Toutefois, le défi que doit relever Sergueï Korolev consiste à construire une énorme fusée capable de porter une charge utile telle que celle calculée par Andreï Sakharov. Selon ses premiers calculs, cela demande un moteur avec une poussée de 120 t, totalement impensable à cette époque en tenant compte du fait que le moteur évolué du V-2 déplaçait jusqu’à 25 t seulement. La solution qu’il trouve repose sur un missile (fusée) dans lequel s’unissent cinq unités dans une configuration « en paquet », à savoir un étage central entouré de quatre accélérateurs de forme conique. Ce missile géant, le R-7 (3), mesurait 34 mètres de long pour un diamètre à la base de 10 mètres (3 mètres pour l’étage central). Il pouvait transporter jusqu’à 5 t sur une distance de 8 800 km.
Le premier lancement de R-7 a été réalisé en 1957 depuis la base de Baïkonour, située sur le territoire de l’actuel Kazakhstan. Il s’agissait d’un colosse dont l’immense capacité ridiculisait tous les missiles stratégiques et fusées conçues aux États-Unis. Sergueï Korolev avait réussi à développer la plus importante navette de l’histoire qui, en outre, a démontré une efficacité de 97 % sur plus de mille lancements.
Le 4 octobre 1957, le R-7 met en orbite le Spoutnik 1, premier satellite artificiel. Peu après, il envoie la chienne Laïka dans l’espace et fait de Youri Gagarine le premier astronaute de l’histoire.
Aujourd’hui encore, plus de soixante ans plus tard, les navettes Soyouz qui rallient la station spatiale internationale (ISS) sont propulsées par une fusée dérivée du R-7. Son utilisation comme missile fut un fiasco, mais il s’est avéré être une magnifique fusée.
Il ne fait aucun doute que l’erreur de calcul d’Andreï Sakharov a débouché sur l’un des plus grands succès de l’histoire aérospatiale.
(1) Sergueï Korolev (ou Koroliov) a probablement été l’ingénieur et le concepteur de fusées soviétique le plus remarquable de la conquête spatiale. Il était connu comme le « chef concepteur ». Lecture recommandée : « How one man masterminded the soviet drive to beat America to the Moon », de James Hartford.
(2) L’appellation des fusées russes est précédée de la lettre R pour « raketa » ou « paketa » (fusée en russe).
(3) Andreï Sakharov est mondialement connu, entre autres, pour avoir obtenu le prix Nobel de la paix (1975), en plus d’avoir été un éminent physicien nucléaire soviétique qui s’est opposé au régime de son pays. Nous vous recommandons également la lecture des mémoires d’Andreï Sakharov dans lesquelles il aborde de manière détaillée ce thème ainsi que d’autres sujets liés au développement nucléaire et balistique de l’ex-Union soviétique.
(4) Le R-7, aussi appelé Semiorka (« le septième » en russe), est connu en Occident sous le nom « SS-6 Sapwood ».